«L’artiste est quelqu’un qui ne devient artiste que là où sa main tremble, c’est-à-dire où il ne sait pas, au fond, ce qui va arriver ou ce qui va arriver lui est dicté par l’autre».
C’est en ouverture de son Jacques Derrida, la distance généreuse, que Mireille Calle-Gruber cite ce mot du philosophe. L’un des derniers - qu’il prononça du côté du lac Majeur en juillet 2004, à la Fondation de son ami le peintre Valerio Adami. Le vrai tremblement lui «arrivait désormais par les effets d’une chimiothérapie», mais celui dont il parlait était «l’autre nom de la déconstruction», le «travail de minage et de déminage dans la langue». Comment entrer sans trembler dans une œuvre qui a fait trembler les œuvres, suivre un cheminement tout en tours et détours des textes, en «événements d’écriture», désintégrations et déplacements des questions ? Mireille Calle-Gruber «s’essaye à frayer des voies dans la langue Derrida», pour faire sourdre des «concrétions du sens», une «puissance poématique», et découd les ourlets où, à travers Ponge ou Leiris, Genet ou Jabès, Adami ou Simon Hantaï, philosophie et littérature, philosophie et arts, trouvent leur tangence.
Chemineau. Mais, plus généralement, ce que Derrida dit de l’artiste peut à présent être appliqué à Derrida lui-même. «Ce qui va arriver» à sa pensée, à laquelle personne n’envisage de dire «adieu» tant est profonde sa puissance germinative, sera «dicté par l’autre» : par les penseurs venus après le magique «moment des années 60», et qui, bien que n’ayant jamais été des «disciples», se chargent d’assurer la «transition», de voir comment la philosophie de Derrida, indiquent Marc Crépon et Frédéric Worms, s’est «inscrite dans plus d’un moment philosophique, celui des années 1960, le "nôtre", aujourd’hui, et au delà»
De la philosophie, Derrida disait qu’elle est comme une carte postale, qu’on écrit dans l’intention qu’elle arrive à destination mais qui, en réalité, n’arrive pas. La carte qui arrive à destination épuise sa fonction. Elle ne vit que durant son trajet, parfois compliqué. Aussi une philosophie qui atteindrait sa destination se pétrifierait et cesserait d’être philosophie : elle doit demeurer on the road ou en vol, rester entre les destinations, toujours susceptible d’être réexpédiée ailleurs. On ajouterait volontiers qu’elle est comme l’Amour dont parle Platon dans le Banquet : un Eros chemineau, sans domicile fixe, dont le propre est de voyager, d’aller à l’aventure, pour ne point se flétrir dans un havre de paix mortel. La philosophie de Derrida ressemblait déjà à une carte postale lorsqu’elle était in progress. Son lexique (déconstruction, différance, dissémination, graphe, marge, hymen, trace, métaphore, hospitalité…) a essaimé dans la critique littéraire, le cinéma, les sciences humaines, l’esthétique, l’architecture, l’urbanisme… Lui-même se présentait comme un pigeon voyageur, toujours entre deux lieux, en d’autres cieux, d’autres langues, d’autres cultures, et greffait ses textes à d’autres textes, d’autres idiomes, d’autres traditions, d’autres philosophies - non pour les coloniser mais pour que des entrelacs naisse quelque chose de neuf, d’inouï. Le grand nombre d’ouvrages (1) consacrés à Derrida atteste que ce travail d’épandage se fait encore de façon intense, comme si l’œuvre, sans son jardinier, s’extravasait à la manière de racines de bambou.
Poussins. De Derrida, on (re)publie Demeure, Athènes (2). Le philosophe y propose encore un voyage, guidé par les photographies de Jean-François Bonhomme (les stèles funéraires des allées du Céramique, le marché de la rue Adrianou, le marchand de poussins, la frise du théâtre de Dionysos, les Caryatides enchaînées de l’Acropole…), au cours duquel, fixant une inscription, une statue décapitée, une boutique d’antiquaire, il se confronte (ou fait front, comme on fait front à une perte ou une dette) à cette sentence énigmatique : «Nous nous devons à la mort.» Mais de voyages dans les langues, les textes, les arts et les pensées, il est surtout question dans Derrida d’ici, Derrida de là, actes du colloque de 2003 organisé par l’Institut d’anglais Charles-V, qui, outre les interventions des spécialistes (Jean-Michel Rabaté, Derek Attridge, Catherine Bernard, Daniel Katz, Michel Imbert…) contient un dialogue avec Hélène Cixous et la conférence, inédite en français, de Derrida («Some Statements and Truisms about Neologisms, Newisms, Postisms, Parasitisms and other small Seisms»). Le mot cité au début - «ce qui va arriver lui est dicté par l’autre» - trouve cependant son illustration la plus excitante dans un autre ouvrage collectif, résultant d’un colloque tenu à l’Ens de la rue d’Ulm en octobre 2005, juste un an après la mort du philosophe : Derrida, la tradition de la philosophie.
Altérité. Il vaut la peine de citer tous les noms des contributeurs : Marc Crépon, Frédéric Worms, Rudolf Bernet, Jean-François Courtine, Denis Kambouchner, Françoise Dastur, Stéphane Mosès, Pierre Macherey, Jean-Luc Marion, Alain Badiou et Jean-Luc Nancy. Si l’on fait une exception pour Jean-Luc Nancy, dont on sait la proximité avec Jacques Derrida - et qui intervient ici sur «Les différences parallèles (Deleuze & Derrida)» - on voit qu’aucun, parmi les plus connus, n’est à proprement parler un «derridien». D’où l’intérêt. Car cette altérité - on n’ose pas dire allocentrisme - permet justement de mesurer non pas l’influence de Derrida, ni la manière, assez improbable, dont sa pensée pourrait être relayée (approfondie, critiquée, dépassée, etc.) mais d’entr’apercevoir les proliférations inattendues, les «invasions de terrain», les connexions secrètes, non voulues, inattendues.
Crépon et Worms indiquent clairement la facture de l’ouvrage : d’abord partir de ce qui serait la «philosophie première» de Derrida (déconstruction, différance, écriture), aller à rebours pour réexaminer les «grandes relations» que Derrida a nouées avec Husserl, Heidegger, Lévinas, Rousseau, Descartes ou Marx, et, enfin, esquisser «ce qui va lui arriver». Denis Kambouchner s’interroge par exemple sur «la discrétion de Derrida par rapport à de très nombreux auteurs de l’âge classique», la «réserve» qui subsiste dans son approche de Leibniz ou de Descartes, son «abstention» à l’égard de Hume, Berkeley, Pascal et, surtout, Spinoza. Quel est le sens de cette cartographie trouée ? Et que dit-elle de la tradition de la philosophie, sinon de la tradition qui se dessine à partir de Derrida ? Il faudrait, pour répondre, analyser en détail les articles, lumineux, de Pierre Macherey, Jean-Luc Marion et Alain Badiou, sur, respectivement, le rapport de Derrida à Marx, à la phénoménologie du don, à la question de l’être (de la multiplicité et de l’inexistant).
Fuite. «Pour moi, écrit Alain Badiou, l’enjeu du travail de Derrida, du travail infini de Derrida, de son écriture immense, ramifiée en nombre d’ouvrages variés, d’approches infiniment diverses, c’est d’inscrire l’inexistant. Et de reconnaître, dans le travail d’inscription de l’inexistant, que cette inscription est à proprement parler impossible.» Qu’est-ce en effet que déconstruire ? Localiser, dans toute forme imposée, morale, politique, philosophique, textuelle, le point qui échappe à l’imposition, le point de fuite. L’«interminable travail» de la pensée derridienne est de localiser ce point. Le localiser, pas le saisir, car le saisir serait le perdre, comme la carte postale se perd si elle arrive à destination. «Derrida est le contraire d’un chasseur. Le chasseur espère que la bête va s’arrêter pour qu’il puisse tirer […]. Derrida, lui, espère que la fuite ne va pas cesser de fuir, qu’on va montrer la "chose" (le point de fuite) dans l’évidence, sans aucun arrêt de sa fuite. Et donc dans son incessant disparaître.» On le réalise si on touche, ou caresse. «Quand vous touchez quelque chose, vous êtes cette chose et vous ne l’êtes pas […] Dans le toucher, ce qui touche n’est séparé de ce qui est touché que par une inexistence, un point de fuite inassignable.» Aussi Alain Badiou peut-il conclure que l’idéal de la déconstruction de Jacques Derrida - voilà une connexion inattendue - est de «se rapporter à un texte ou à une situation politique comme la caresse amoureuse se rapporte logiquement au corps».
(1) Outre les ouvrages cités en référence : Derrida/Searle - Déconstruction et langage ordinaire, de Raoul Moati (Puf, 154 pp., 12 euros), ou Deleuze, Derrida - Du danger de penser, de Philippe Sergeant (La Différence, 2009-iv, 190 pp., 20 euros)
(2) La première publication, en version franco-grecque, est celle des Editions Olkos (Athènes 1996).
cf.) Résumé - Derrida D'Ici, Derrida De La [<여기의 데리다, 저기의 데리다> 출판사의 긴 소갯글]
[밑줄친 부분의 대충-요약 번역] 데리다에게 철학자는 방랑자(chemineau)이고 철학은 우편엽서(carte postale)와 같은 것이어서, 우리가 여행지에서 흥분과 감동에 젖어(dans l’intention) 엽서를 쓰지만 사실상 그런 분위기나 느낌이 수신자에게 그대로 도달하기는 힘든 것처럼, 철학이란 일련의 과정(자주 복잡한) 동안만 자기 삶을 산다. 만약에 철학이 자기 목적지(수신자)에게 정확히 다다른다면, 그것은 스스로를 화석화하는 것이고 더는 철학이길 멈추는 것이다: 철학은 길 위에서 혹은 비행 중에 자기 거처를 가져야하며, 여러 목적지들 중 어디선가는 -마치 우편엽서처럼- 빠꾸되어 돌아올지도 모른다는 각오를 늘 간직해야 한다. 결국 철학자는 고정된 거처가 없는 방랑자로서 그의 본분은 여행자(voyager(*))이고 모험(aventure)을 찾아나서는 탐험가이다. (De la philosophie, Derrida disait qu’elle est comme une carte postale, qu’on écrit dans l’intention qu’elle arrive à destination mais qui, en réalité, n’arrive pas. La carte qui arrive à destination épuise sa fonction. Elle ne vit que durant son trajet, parfois compliqué. Aussi une philosophie qui atteindrait sa destination se pétrifierait et cesserait d’être philosophie : elle doit demeurer on the road ou en vol, rester entre les destinations, toujours susceptible d’être réexpédiée ailleurs. [...] chemineau, sans domicile fixe, dont le propre est de voyager, d’aller à l’aventure.)
(*) 데리다의 '여행자/철학자' 언급에서 -본문에서도 데리다가 데까르트, 루소, 맑스, 후설의 전통 속에 있다고 했듯이- 루소가 <에밀>에서 에밀을 데리고 머나먼 여행을 마감하는 장면이 연상된다. 루소가 <에밀>의 마지막 장(livre 5) 후반부(3/4 지점)에서 "여행이란 교육의 일부"(Les voyages, pris comme une partie de l'education...) 이며, 여행자는 단순한 유람꾼이 아니라 지역과 주민을 관찰(observer les hommes)하며 보다 나은 삶의 조건들을 찾아가는... (아마도 정치적 개척자), 어쩌고 하는 장면. (OC, IV, p. 832)
[위에서 언급된 'ENS-1995-학술모임: 데리다, 철학의 전통'에서의 발표주제들 & 결과물-책(2008)에 대한 서평]
Colloque Derrida, la tradition de la philosophie (tenu à l’Ens de la rue d’Ulm en octobre 2005, juste un an après la mort du philosophe)
Organisé par : Jean-François Courtine (Archives Husserl de Paris) et Francis Wolff (ENS) et Frédéric Worms (univ. Lille III, CIEPFC, ENS); Organisé par les Archives Husserl, le Département de Philosophie de l’ENS et le Centre International d’Etude de la Philosophie Française Contemporaine
Ressources en ligne
Derrida, la tradition de la philosophie (le 21 octobre 2005) — Jean-François Courtine, Francis Wolff et Frédéric Worms
Introduction du colloque
Heidegger, Derrida et la question de la différence (le 21 octobre 2005) — Françoise Dastur
La voie et le phénomène (le 21 octobre 2005) — Rudolph Bernet
Derrida et Levinas (le 21 octobre 2005) — Stéphane Moses
Le peu de rapport de Derrida à Aristote (le 21 octobre 2005) — Patrice Loraux
Ironie et déconstruction, le problème des classiques (le 21 octobre 2005) — Denis Kambouchner
Le don et l’impossible (le 21 octobre 2005) — Jean-Luc Marion
Déconstruction et traduction (le 22 octobre 2005) — Marc Crépon
L’abc de la déconstruction (le 22 octobre 2005) — Jean-François Courtine
Le Marx intempestif de Derrida (le 22 octobre 2005) — Pierre Macherey
Les différences parallèles. Deleuze et Derrida, avec une coda hégélienne (le 22 octobre 2005) — Jean-Luc Nancy
Derrida ou la localisation de l’inexistance (le 22 octobre 2005) — Alain Badiou
Derrida, la transition de la philosophie (le 22 octobre 2005) — Frédéric Worms
Déconstruction de l’universel. Hegel, Benveniste, Derrida (le 22 octobre 2005) — Etienne Balibar
[서평] Traditions de Derrida / par Jean-Philippe Milet [04-09-2008]
Derrida a lu, avec passion et admiration, la tradition philosophique. Mais sa lecture est transformation et réinvention — déconstruction. C’est ce que montrent, dans leur diversité, les contributions rassemblées dans ce volume dirigé par M. Crépon et F. Worms.
Recensé : Derrida, la tradition de la philosophie, sous la direction de Marc Crépon et de Frédéric Worms, Galilée, 2008, 217 p., 30 €.
L’apposition du nom de « Derrida » à « la tradition de la philosophie » peut signifier qu’à travers un style de lecture auquel renvoie le nom de « déconstruction », Jacques Derrida aura annoncé une autre manière de penser, une autre écriture ; mais aussi, que cette annonce est lisible à travers les philosophes qu’il aura lus ou « déconstruits » en tant que figures de la « métaphysique de la présence ». Dans leur diversité, les contributions rassemblées dans ce volume (et issues d’un colloque organisé à l’ENS Paris en octobre 2005) évitent l’alternative trop simple entre rupture et continuité, pour mettre l’accent sur la manière dont Derrida s’est installé dans la structure des oppositions hiérarchisées de la métaphysique (sensible/intelligible, matériel/spirituel, vivant/non vivant, parole/écriture, etc..) en vue de les subvertir en laissant apparaître le travail du sens, une production implicite ou inconsciente d’effets de sens qui déstabilise de l’intérieur tous les systèmes conceptuels. Suivant le fil directeur de ce rapport, sont abordés les principaux thèmes de la pensée derridienne : la trace, la différance, le messianisme, la spectralité, la responsabilité, le désert. Deux repères permettent d’éclairer le rapport de Derrida à la tradition : la nécessité où il se trouve de présupposer l’identité et l’unité archéo-téléologique de la tradition philosophique pour la déployer en un récit (D. Kambouchner) ; la possibilité d’une invention d’idiomes, reposant sur le lien entre déconstruction et traduction (M. Crépon). Si Derrida identifie la tradition, il ne la laisse pas intacte, il la transforme, la réinvente, et ce, à chaque lecture. Peut-être y a-t-il plus d’une tradition philosophique ? Peut-être, en chaque acte de réinvention, Derrida est-il, chaque fois, « la » tradition » ? C’est une des pistes de réflexion suggérée par un colloque dont les analyses, dans leur richesse et leur minutie, ne se laissent pas résumer. On se contentera d’esquisser une topographie des différentes stratégies de lecture.
Petite topographie des stratégies de lecture
Pour le dire dans la langue de Derrida : la tradition de la philosophie, c’est la trace de la philosophie. À la trace – de manière non derridienne – on attribuera trois prédicats : la trace est annonce, ouverture à un avenir inattendu, non programmé. La trace est révélation, sur le mode de l’après-coup, des mutations antérieures que le passé tramait en secret. Et dès lors, la trace se présente comme jeu de la différance, comme délai et retardement, temps ou temporisation du travail du sens – dans la « tradition philosophique », ce travail affecte le système des oppositions métaphysiques. Les contributions du colloque se laissent distribuer selon ces trois prédicats. Là où l’accent est mis sur l’annonce (Crépon, Moses, Nancy, Badiou, Macherey), apparaît toute la puissance de destabilisation de la « déconstruction » : dans le rapport de Derrida à la traduction, qui fait de toute invention terminologique en philosophie une traduction (intra-linguale) et de toute traduction (intra ou extra-linguale) une invention idiomatique (Crépon) ; dans le rapport de Derrida à l’ontologie, qui fait de son écriture une « mise en fuite » (Badiou) visant à « saisir la différence dans son acte ». Dans le rapport de Derrida à d’autres penseurs en rupture avec la tradition : à Deleuze, dans un « partage de la différence » dont la communauté impossible n’aura été assumée que comme « parallélisme » (J.-L. Nancy, « Les différences parallèles (Deleuze & Derrida) ») ; à Levinas, dans le chiasme de deux dettes croisées, Derrida contraignant Levinas à assumer une hétérologie radicale, Levinas inclinant le logos derridien à accueillir l’altérité de la langue du tout autre – thèmes de l’arrivant et du messianique (Moses) ; à Marx, dont la contribution de P. Macherey montre, aussi finement que brillamment, que la pensée de l’idéologie contient déjà l’exigence d’une certaine reconnaissance de la spectralité. Deleuze, Levinas, Marx – mais aussi Benjamin, ces « autres » de Derrida ne sont pas des rivaux, pas d’avantage des complices, ils forment plutôt une constellation mouvante d’« amis » qui ne se laissent pas rassembler sous une identité commune – l’amitié stellaire de Nietzsche.
C’est quand l’accent est mis sur l’après-coup que Derrida est menacé par des rivaux : par le penseur de la trace qu’est déjà Heidegger – F. Dastur y insiste après une minutieuse présentation de la déconstruction derridienne de la différence ontologique. Par ces « classiques » dont D. Kambouchner interroge la sélection chez Derrida, et dont il montre – c’est vrai de Descartes – que Derrida ne les réduit nullement à un « phono-logo-centrisme » ignorant la supplémentarité de l’écriture, et au sujet desquels il forme l’hypothèse qu’à travers l’ironie constitutive de leur écriture, s’exerce une fonction critique qui est d’autant plus l’avenir de la déconstruction qu’elle constitue bien l’origine, l’originarité même de la tradition philosophique. Mais encore, par la théologie négative dont J.L. Marion soustrait la prédication à la métaphysique de la présence – et partant, à sa déconstruction. Soustraction qui vaut pour le Husserl des Recherches logiques, à propos des « syncatégorèmes » auxquels J.-F. Courtine consacre de savantes analyses.
Mais le jeu de l’anticipation et du retard fait le « présent vivant » de la pensée derridienne. R. Bernet montre que le travail sur l’historicité des objets idéaux dans l’Introduction à l’origine de la géométrie suppose le crédit accordé par Derrida à la distinction husserlienne – et traditionnelle – entre la contingence de l’empirie et l’idéalité du sens. Mais surtout, le travail du sens comme vivante mobilité de la pensée derridienne est bien éclairé par F. Worms : des motifs de l’archi-trace et de la différance à ceux de la justice et du messianisme, la transition ne consiste pas tant en un retour à la tradition qu’en une vitalité – celle de la « constitution active du sens » [1] dans le jeu des signes – capable de s’ouvrir à la venue de l’autre infini depuis la mortalité et la finitude. Et cette vie, ainsi que le note Worms dans un double rapprochement avec Nietzsche et Bergson, ne se laisse pas penser comme présence. Entre « Derrida » et « la tradition philosophique », le rapport serait de deuil et de survie : faire le deuil de la tradition, survivre à la tradition – et la tradition se survivrait dans le deuil de soi qui aurait nom « déconstruction ».
Le philosophe dans la pyramide
À la lecture des actes du colloque, un commentateur facétieux et quelque peu porté à l’insolence serait tenté, en écho à l’avant-propos de M. Crépon et de F. Worms, de demander : a-t-on commencé à lire Derrida ? Et qu’en reste-t-il, après tout ce travail ? Derrida a souvent affirmé l’impossibilité de déconstruire sans admirer. Il est allé jusqu’à revendiquer son « amour » de la métaphysique – plus précisément, du logocentrisme [2] ; et dans Ousia et grammé [3], il a reproché à Heidegger – à sa critique du « temps vulgaire de la métaphysique » – un manque de générosité. « Admiration », « amour », « générosité », la reconnaissance de ces tonalités, à même le travail de J. Derrida, est peut-être ce qui manque au colloque ; la passion paraît faire défaut à cet hommage respectueux, bruissant de débats souvent feutrés avec le travail de Derrida – il faudrait faire deux exceptions : pour J.-L. Marion (« L’impossible et le don »), dont l’intervention est centrée sur ses propres débats avec la pensée de Derrida, en particulier sur la possibilité d’une phénoménologie du don – pour P. Macherey (« Le Marx intempestif de Derrida »), réélaborant, à la lumière d’un échange avec Derrida, une interprétation de l’indéconstructible fondée sur un rapprochement avec le sujet cartésien. Mais peut-être fallait-il, pour « commencer » à lire J. Derrida – du moins, dans le cadre de l’Université française – entamer un travail de deuil à l’égard de ce que la vitalité de l’écriture derridienne pouvait avoir d’orageux. Là est peut-être, qui sait, une des conditions de la survie de J. Derrida – ou la condition d’une de ses survies comme auteur, appropriable par les institutions de l’enseignement supérieur et de la recherche, de la tradition philosophique française. (par Jean-Philippe Milet [04-09-2008])
Aller plus loin
http://www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=899# (L’enregistrement vidéo de l’introduction du colloque Derrida, la tradition de la philosophie (ENS Paris))
http://www.derrida.ws/ (Le site Jacques Derrida)
Notes
[1] Frédéric Worms, « Derrida ou la transition de la philosophie. Différence, vie, justice, du moment des années 1960 au moment présent ». Nous produisons une citation de Derrida (extraite de La voix et le phénomène) qui figure p. 189 dans le texte de F. Worms.
[2] « J’aime le langage. J’aime le « logocentrisme ». Si je veux recréer une institution philosophique en France, c’est aussi pour enseigner la métaphysique. » J. Derrida, Moscou aller-retour, « Philosophie et littérature, entretien avec J. Derrida », Editions de l’aube, 1995, p. 130.
[3] J. Derrida, Marges de la philosophie, « Ousia et grammé », Minuit, 1972, en particulier, p. 55.
[서평 출처] http://www.laviedesidees.fr/Traditions-de-Derrida.html
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raven
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이미 알고 계실지도 모르겠지만, 말씀하신 발리바르의 책은 사실 Derrida, la tradition de la philosophie라는 제목으로 2005년 콜레주 드 프랑스에서 열린 콜로키엄에서 논문으로 먼저 발표되었습니다(이 콜로키엄은 온라인 동영상으로 보실 수 있습니다.(http://www.diffusion.ens.fr/en/index.php?res=conf&idconf=899). 발리바르의 발표도 물론 여기에 포함되어 있습니다).크레퐁과 보름스가 편집한 동명의 책은 이 콜로키엄의 글들을 책으로 엮어낸 것이고요. 이 책에는 발리바르의 글과 파트리스 로로의 글이 빠져 있는데, 발리바르의 경우 아마 수정, 증보해서 언급하신 책으로 출간할 모양인 것 같습니다.
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술래
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아, 제가 보강작업 중에 댓글을 다셨군요. 제가 책을 못 봐서 그곳에 발리바르의 글이 빠져있다는 정보는 제가 모르는 정보이니 고맙다는 말씀 전합니다. 원래 댓글도 별로 없는 집이니, 약간의 중복이지만 지울 것까지야 뭐 있겠습니까. 하여튼 감사.부가 정보
raven
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어차피 그 때 그 때 만들어쓰는 익명 아이디인 만큼 제 신분 노출 문제는 별로 걱정 안합니다만(이 정도는 노출돼도 상관 없구요), 주인장님과도 관련될 수 있으니 앞의 댓글은 삭제했습니다. 원래 비공개로 작성했는데 해놓고 보니 저도 볼 수가 없더라구요. 아마 제가 진보넷 아이디가 없어서 그런 듯 합니다. 아무튼 앞으로도 종종 뵙길 바랍니다.부가 정보
술래
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그게 또 그런 맹점이 있었군요. 죄송합니다, 까탈스런 답글을 드려서. 비공개가 되면 사실을 말씀드릴려고 했더니만... 좀 아쉽군요. 무슨 좋은 방법이 없으려나...부가 정보