La révolution est devenue «un concept vide» et «même le NPA ne prépare pas la révolution», dis-tu. La situation est en effet «comparable à celle des années 1840». Au lendemain d’une Restauration, survient un moment de renaissance des luttes sociales et de fermentation utopique. L’idée de révolution survit alors comme mythe, plutôt que comme projet stratégique: «Ce qui s’est passé à l’époque, c’est une reconstruction intellectuelle nourrie par des expériences ouvrières isolées : les communistes utopiques, le Manifeste de Marx, etc.» Cet «etc» énumératif gomme le fait que s’esquisse alors une différenciation entre socialismes utopiques et communisme, une transition du «communisme philosophique» au communisme politique, que sanctionne, en 1848, la rencontre d’une idée (le Manifeste) et d’un événement (la révolution de Février et la tragédie de Juin).
De même, depuis le tournant des années 90 – le soulèvement zapatiste de 1994, les grèves de l’hiver 1995 en France, les manifestations altermondialistes de Seattle en 1999 – des différenciations sont à l’œuvre entre un antilibéralisme résistant aux excès et abus de la mondialisation, et un anticapitalisme renaissant qui remet en cause la logique même de l’accumulation du capital. Reprend ainsi des couleurs, comme tu l’écris fort bien, «l’idée d’une société dont le moteur ne soit pas la propriété privée, l’égoïsme et la rapacité». Cette idée ne suffit certainement pas à refonder un projet de renversement de l’ordre établi. Mais elle commence à tracer une ligne de partage entre les prétendants à la refondation d’un capitalisme moralisé et ses adversaires irréductibles, qui entendent le renverser : «L’hypothèse communiste est une tentative pour réinvestir le présent d’un autre biais que sa nécessité.»
Nous partageons avec toi ces convictions et l’opposition intransigeante à l’ordre établi. Nous sommes beaucoup moins d’accord avec la manière d’aborder le bilan du Siècle auquel tu as consacré un beau livre. Tu as raison de dire que les critères de jugement généralement appliqués à ce qu’il est convenu d’appeler l’expérience communiste sont ceux de l’efficacité économique et des normes institutionnelles du monde occidental. De sorte que le verdict est acquis d’avance. Suffit-il pour autant, du point de vue opposé des exploités et des opprimés, de constater que «les moyens adoptés ont été désastreux», comme s’il s’agissait d’une simple erreur – ou d’une simple «déviation» comme le soutint naguère Louis Althusser.
La question qui n’est toujours pas réglée entre nous est celle du bilan du stalinisme, et – sans toutefois les confondre – du maoïsme. «Du temps de Staline, écris-tu dans ton pamphlet contre Sarkozy, il faut bien dire que les organisations politiques ouvrières et populaires se portaient infiniment mieux, et que le capitalisme était moins arrogant. Il n’y a même pas de comparaison.» La formule tient, bien sûr, de la provocation. Mais, s’il est indiscutable que les partis et le syndicats ouvriers étaient plus forts «du temps de Staline», ce simple constat ne permet pas de dire si ce fut grâce ou malgré lui, ni surtout ce que sa politique a coûté et coûte encore aux mouvements d’émancipation. Ton entretien à Libération est plus prudent : «Mon seul coup de chapeau à Staline : il faisait peur aux capitalistes.» C’est encore un coup de chapeau de trop. Est-ce Staline qui faisait peur aux capitalistes, ou bien autre chose : les grandes luttes ouvrières des années trente, les milices ouvrières des Asturies et de Catalogne, les manifestations du Front populaire? La peur des masses, en somme. Dans nombre de circonstances, non seulement Staline ne fit pas si peur aux capitalistes, mais il fut leur auxiliaire, lors des journées de Mai 1937 à Barcelone, du pacte germano-soviétique, du grand partage de Yalta, du désarmement de la résistance grecque.
Ces différences de jugement sur le sens et la portée du stalinisme sont la conséquence d’une approche différente de l’histoire. Tu enregistres une succession de séquences – le communisme-mouvement au XIXe siècle, le communisme-étatique au XXe, l’hypothèse communiste ouverte aujourd’hui – sans trop te préoccuper des processus sociaux qui y furent à l’œuvre et des orientations politiques qui s’y trouvèrent opposées. L’enjeu est pourtant de taille, non pour le passé, mais pour le présent et l’avenir : ni plus ni moins que la compréhension du phénomène bureaucratique et des «dangers professionnels du pouvoir», afin de mieux leur résister sans garantie d’y parvenir.
Tu réduis ta critique du stalinisme à une question de méthode : «On ne peut diriger l’agriculture ou l’industrie par des méthodes militaires. On ne peut pacifier une société collective par la violence d’Etat. Ce qu’il faut mettre en procès, c’est le choix de s’organiser en parti, ce que l’on peut appeler la forme-parti.» Tu finis ainsi par rejoindre la critique superficielle des ex- eurocommunistes désabusés qui, renonçant à prendre la mesure de l’inédit historique, font découler les tragédies du siècle d’une forme partisane et d’une méthode organisationnelle. Il suffirait donc de renoncer à la «forme-parti» ? Comme si, un événement aussi important qu’une contre-révolution bureaucratique, soldée par des millions de morts et de déportés, ne soulevait pas des interrogations d’une tout autre portée sur les forces sociales à l’œuvre, sur leurs rapports au marché mondial, sur les effets de la division sociale du travail, sur les formes économiques de transition, sur les institutions politiques.
Et si le parti n’était pas le problème, mais un élément de la solution ? Car il y a parti et parti. Pour que s’impose à partir de 1934, le «Parti des vainqueurs» et de la Nomenklatura, il a bien fallu détruire méthodiquement, par les procès, les purges, les déportations et les exécutions massives, ce que fut le Parti bolchevique d’Octobre. Il a fallu anéantir, les unes après les autres, les oppositions. Il a fallu, à partir du cinquième congrès de l’Internationale communiste, sous le prétexte fallacieux de «bolchevisation», militariser les partis et l’Internationale elle-même.
Un parti peut au contraire être le moyen – certes imparfait – de résister aux puissances de l’argent et des médias, de corriger les inégalités sociales et culturelles, de créer un espace démocratique collectif de pensée et d’action.
Tu constates toi-même les limites des alternatives à la «forme-parti» : «On a beau parler réseau, technologie, Internet, consensus, ce type d’organisation n’a pas fait la preuve de son efficacité.» Il ne te reste plus alors qu’à constater que «ceux qui n’ont rien», n’ont «que leur discipline, leur unité». Il paraît curieux d’aborder ainsi le problème de l’organisation politique sous l’angle de la discipline, pour en conclure que «le problème d’une discipline politique qui ne soit pas calquée sur le militaire est ouvert». Nous sommes bien loin aujourd’hui, dans la plupart des organisations de la gauche révolutionnaire, d’une discipline militaire et de ses mythologies. La question de la discipline y est subordonnée à celle de la démocratie : l’unité (la discipline) dans l’action est l’enjeu qui distingue la délibération démocratique du bavardage et du simple échange d’opinion.
A la fin de l’entretien, tu souhaites au NPA un score électoral de 10 % qui mettrait «un peu de désordre dans le jeu parlementaire». Mais, fidèle à ton refus principiel de participation au jeu électoral, tu annonces ton refus d’y contribuer: «Ce sera sans ma voix». Tu avais souhaité de même, en 2005, la victoire du Non contre le Traité constitutionnel européen, sans y apporter non plus ton suffrage. D’aucuns pourraient voir là une coquetterie ou une inconséquence. Il s’agit en réalité d’une position consistante, dont tu résumes bien les fondements dans l’entretien : Il s’agirait de se garder d’un double écueil : «se définir à partir de l’Etat» et «jouer le jeu électoral».
Sur le premier point, nous sommes d’accord. Le NPA ne se définit pas à partir et en fonction de l’Etat, mais à partir des intérêts de classe, des mobilisations «d’en-bas», de l’auto-émancipation, de ce que nous appelons une politique de l’opprimé. Sur le deuxième point, tout dépend de ce qu’on entend par «jouer le jeu électoral». Si jouer ce jeu, c’est simplement participer à des élections, le fait est que nous le jouons dans la mesure où les rapports de force électoraux ne sont pas étrangers, fût-ce de manière déformée, aux rapports de forces entre les classes. Mais si le jouer, c’est subordonner l’auto-organisation et la lutte aux calculs et aux alliances électorales, alors nous ne le jouons pas. Et c’est bien ce qu’on nous reproche quand on nous accuse de «faire le jeu de Sarkozy» sous prétexte que nous refusons toute coalition majoritaire dans les exécutifs avec le Parti socialiste.
Aux deux écueils précédents, tu en ajoutes un troisième, sur lequel nous serons d’accord : «Savoir résister au fétichisme du mouvement, lequel est toujours l’antichambre du désespoir.» Nous avons en effet combattu avec constance «l’illusion sociale» qui oppose caricaturalement un mouvement social, propre et sain, à la lutte politique, salissante et compromettante par nature. C’est là un évitement de la politique qui dans une conjoncture de défaite et de reflux, fait d’impuissance vertu.
Ta conclusion sur le NPA relève du procès d’intention et du pronostic hasardeux : «Cette combinaison de la vieille forme-parti à justification marxiste, et d’un jeu politique traditionnel (participation aux élections, gestion des pouvoirs locaux, noyautage des syndicats) renvoie tout simplement au bon vieux Parti communiste d’il y a quarante ans.» Passons sur le «noyautage des syndicats» qui reprend une vieille formule de la bureaucratie syndicale, comme si les militants révolutionnaires qui participent à la construction d’un syndicat avec leurs collègues de travail y étaient des corps étrangers. Et arrêtons-nous sur ta proposition finale : «Pour le moment, ce qui compte, c’est de pratiquer l’organisation politique directe au milieu des masses populaires et d’expérimenter de nouvelles formes d’organisation.» Cela compte, en effet. Et c’est ce que font au quotidien tous les militants engagés dans les luttes syndicales, dans le mouvement altermondialiste, dans les luttes sur le logement, dans les réseaux comme Education sans frontières, dans le mouvement féministe ou écologiste.
Mais est-ce suffisant ? Le «fétichisme du mouvement» que tu dis redouter n’est-il pas la conséquence du renoncement à donner forme à un projet politique - qu’on appelle cette forme parti, organisation, front, mouvement, peu importe – sans laquelle la politique, si fortement invoquée, ne serait qu’une politique sans politique ? (Daniel Bensaïd est membre de la Ligue communiste révolutionnaire et philosophe.
Le philosophe Alain Badiou est le rédacteur en chef du journal. En trois pages, il livre une critique virulente et construite de la politique telle qu'elle se fait. Il renvoie dos à dos PS et UMP, discute du concept même de radicalité, qu'il n'aime guère, et déconstruit le concept de démocratie. Il intervient aussi dans toutes les séquences du journal, sur Gaza comme sur Darwin ou la grève du jeudi 29. Dans la continuité de ses textes, l'événement dessine le réveil des oppositions, politique avec le PS, social avec les syndicats, radicale avec des formes autres de lutte. La Grand Angle décrit la mode masculine par temps de crise. Le portrait dresse celui de Virginie Mouzat, bombe glacée, journaliste blonde et fashion.
- Un nouveau théologien, B.-H.Lévy, de Daniel Bensaïd. éditions Lignes, 9 janvier 2008, 160 pages, 12,50 euros.
- De quoi Sarkozy est-il le nom ?, de Alain Badiou, éditions Lignes, 27 octobre 2007, 13,30 euros.
이런 논쟁은 작년 2008년에도 있었는데, <왠(un) [왼(gauche)] 새로운 신학자, 베르나르 앙리 레비>(2008) 라는 책에서 벵사이드는 자칭 좌파들(레비, 바디우 등을 포함한)의 절제되고(온건-나약-비겁의 다른 말), 중도경향되고, 멜랑꼴리(우수어린 애상)하고, 한마디로 '현대화'된 면모들을 파헤치고 고발하는 모양이다. 흥미로운 점은 위의 책 정보에서 보듯이 벵사이드의 이 책은 바디우가 사르코지 비판책(1만7000부나 팔렸다고, 보통 그의 책은 3000부 정도가 팔리는데)을 낸 후 두 달여만에 똑같은 출판사에서 똑 같은 외형으로 나왔다는 것. 그건 그렇고, 벵사이드가 고발하는 사이비 좌파들의 과오(過誤-péché)는 다음과 같이 일곱가지로 요약될 수 있으니, 아래에 옮기는 벵사이드 책의 서평자가 상세히 열거하며 요약해 준다. 대충 번역하면 이렇다:
1) "불순물이 섞이지않은 좌파"(착하고 순수한 척하는 좌파)의 첫번째 과오는 '반 신자유유주의'에의 천착이다. 근데, '반 신자유주의'가 뭔가? 그것은 "혁명적-평화적 좌파로부터 이탈하여 '신 케인즈주의'적 유토피아로 비켜가거나 (기껏해야) '반 제국주의'에 반발하는 도망자들의 전선체일 뿐이다." 그러나 분명한 것은, 현대의 자유주의는 자본주의 논리의 변질품 이상은 전혀 아무것도 아니므로, '반 신자유주의' 말고 '반 자본주의'를 외치는 게 훨씬 낫고 그게 맞다.
2) 민족주의 문제에 관하여, 지난 유럽헌법 국민투표에서 좌파는 반대표를 지지했는데, '그렇다면 "예전 극 좌파의 인터네셔날주의가 이제는 민족주의가 된 것"이 아닌가'고 비판하는 자들이 있는 게 사실이다. 그러나 알아야할 것은, "지금의 유럽연합은 돈과 경제적 가치에 집중된 사회적 기준으로 인민계급을 화해시키려는(즉 자본에 더 공고히 포섭하여 계급을 해체시키려는) 것일 뿐"이므로, 극 좌파가 취하는 인터네셔날주의와는 전혀 다른 맥락이라는 점이다. 즉, 자본에 대항하기 위한 세계인민의 화해나 민족을 넘어 평화적 가치의 국제적 실현을 위한 세계인민의 공감 같은 것이 '유럽프로젝트'에는 전혀 없다는 말이다.
3) 좌파의 '반미'를 낡은 '반 유대주의'와 엮어서 비판하는 자가 있는데, 우리가 반대하는 것은 전혀 미국인이나 유대인이 그 자체가 아니라, 미국이 갖는 자본주의의 부르조아 논리와 그들의 제국주의적 속성일 뿐이다, 그리고 아랍세계에서 이스라엘이 취하는 미 제국주의의 첨병 역할.
4) 파시슬라미즘! 새로운 용어의 발명자가 나타났다. (좌파가 미국에 반대하고 이슬람 편에 서는 듯한 양상을 보인다고 해서) 이슬람의 폭력적 행동을 좌파가 해명하라고 주문하는 모양인데, 나는 좌파-파스스트가 존재한다는 것을 알지 못한다. 전혀 어울리지 못하는 조합이지만 어쨌든 레비라는 사람이 언급을 했으니...
5) 전체주의! 이제 지겹다. 구 소련과 동구권의 몰락에도 불구하고 극좌파는 아직도 '그 시절'에 대한 미련이 있는지도 모르겠다며, 전체주의라는 올가미를 또 극좌파에 씌우려는 세력이 있다. 그래, 자유주의에 기초한 소위 '반 전체주의 혁명'의 성공 속에 지금 우리가 있는 것은 일견 사실이다. 근데, 그 잘 난 '반 전체주의 혁명'의 결과가 지금 뿜어내고 있는 것은 뭔가? '시장의 포악한 횡포', 간략히 '전제주의의 재편', 이것 말고 또 있나?
6) 폐기하고 투쟁해 싸워가야할 것으로서의 역사! 다 좋은데, 왜 그런 대상으로서의 역사를 맑시즘과 엮어서 맑시즘의 역사적 폐기를 기도하는가? 흔히 생각하는 것과는 달리, 맑스는 역사철학자가 아니라, 오히려 보편적(부르조아)역사철학을 단호히 체계적으로 뒤엎은 선구자들 중의 한 명이다.
7) 마지막으로 가장 심각한 문제는 '반유대주의'(antisémitisme)와 '반유대민족주의'(antisionisme)의 혼동 혹은 혼용이다. 다시 말하면, (유대인의 제국주의적 침탈이나 지역적 첨병활동을 제외한다면) '반유대주의'는 옳지 않지만, '유대민족주의(유대국 재흥운동)'가 일궈논 역사적-정치적 문제는 심각히 사악하므로 '반유대민족주의'는 지극히 정당하다. 쉬운 예로, 오늘날 세계적 비극의 한복판에는 팔레스타인인들이 있다, 왜 그들이 자기네 땅, 자기네 마을로부터 쫓겨나야만 하고 그것도 모자라 수시로 폭탄세례를 받아야만 하는가? [그러므로 '신-반-유대주의(néo-antisémitisme)'는 단순히 예전의 '반유대주의'와는 달리 '유대민족주의(sionisme-유대국 재흥운동)'와 긴밀히 엮여있고 그것이 낳은 결과라는 측면을 좀 더 충실히 고려해야 할 것이다. 결국, 우리의 '새로운 (좌파) 신학자들((?)BHL, etc.)'의 행보는 거칠거나 거짓이거나...]
Tribune libre - Article paru le 2 février 2008 l'Humanité
Lettre françaises éditorial par Jean Ristat. À propos du dernier livre de Bensaïd
Dans le Monde daté du 12 janvier paraissait un article consacré à Alain Badiou « nouvel héraut de l’anti-sarkozysme ». Un tel titre est réducteur car, me semble-t-il, il enferme le propos de Badiou dans une querelle de personnes. Mais c’est faire peu de cas de son analyse qui tend à circonscrire l’idéologie dont Sarkozy est le représentant et qui l’a porté au pouvoir. Elle dépasse donc la circonstance politicienne pour faire de cet événement, à certains égards traumatique pour beaucoup d’entre nous, un non-événement. Elle l’inscrit dans une perspective historique. Il n’y a rien par conséquent dans son travail qui ressemble à une attaque ad hominem. Un certain nombre de commentateurs ont, ainsi, esquivé le débat d’idées en dénonçant la violence du propos supposé : Sarkozy, l’homme aux rats. On se souvient, sans doute, que « l’homme aux rats » est une étude de Freud portant sur un cas clinique bien précis. Et l’on comprend certes que des « experts », comme Max Gallo dans l’émission de Philippe Meyer l’Esprit public (France Culture, le dimanche matin), ne puissent pas se reconnaître comme faisant partie du peuple des rats, lesquels on le sait, sont prompts à quitter le navire au risque de couler. Mais il y a des gens dont le naufrage n’est plus à décrire, n’est-ce pas ? Il me vient plutôt à l’esprit un conte : un petit joueur de flûte possède une telle habileté à user de son instrument magique qu’il peut, avec quelques notes de musique, débarrasser la ville de Hamelin des rats qui l’ont envahie. Il les entraîne avec sa mélodie jusqu’à la mer où ils iront se noyer. Il y a des discours qui enivrent les rats d’aujourd’hui jusqu’à leur faire oublier que tout ça n’est que « du pipeau ».
L’auteur de l’article en question, Sylvia Zappi, rend compte du succès remporté par l’ouvrage d’Alain Badiou ; plus de 17 000 exemplaires vendus, un retirage : l’information est intéressante, il fallait la donner. Mais son commentaire, un peu pincé, m’amuse. Le succès, donc, « réassure une petite notoriété à un philosophe plutôt aride dont les présupposés politiques restent - de manière assumée - très empreints d’un marxisme-léninisme puisant aux sources les plus orthodoxes (mao-stal aurait-on dit dans les années soixante-dix) ». Succès « inespéré pour un auteur dont les ouvrages plus austères ne dépassent pas les 3 000… » Qu’il me soit permis de souhaiter par la même occasion au Monde de faire également un tabac avec la mise en vente, chaque semaine désormais, d’un grand texte philosophique - le premier volume offert la semaine passée à tout acheteur du quotidien, un choix de dialogues de Platon, a dû, en une seule journée, dépasser toutes les espérances, d’autant que le cher Platon était présenté comme « le penseur de la mondialisation ». Monsieur Badiou encore un effort !
J’en étais à parler des rats. Il n’y a pas lieu de s’étonner, remarque à son tour Daniel Bensaïd : la « gauche frelatée n’est plus que micmacs et chevauchements, échanges et transferts au grand mercato électoral de printemps ». Après tout, notre joueur de flûte respecte parfaitement sa partition. Et avec brio. Il ne débauche personne, « on a vilipendé les transfuges. Les frontières étaient pourtant si poreuses que les Bernard Kouchner, Jean-Marie Bockel, Fadela Amara, Martin Hirsch, Jacques Attali, Jack Lang n’ont pas été infidèles à la gauche, (…) ils font au service de M. Sarkozy, avec le même zèle, avec la même application, ce qu’ils auraient tout aussi bien fait au service de Mme Royal ». Cette « venteuse rotation », dit-il, « Bernard-Henri Lévy l’attendait. Il s’en réjouit ». Il ajoute « qu’il entend en être, sinon le penseur, du moins l’idéologue » dans son dernier livre : « Ce grand cadavre à la renverse. » Et Bensaïd de nous expliquer que BHL est le « bouche-trou ou le cache-misère idéologique de cette gauche recentrée et frelatée, à laquelle il offre réconfort et euphorisants ».
C’est donc chez le même éditeur du dernier Badiou - Lignes - et dans la même collection que Daniel Bensaïd publie Un nouveau théologien B.-H. Lévy. Son travail d’analyse est précis, clair, concis. Incisif, il ne se perd jamais dans des querelles vulgaires ou politiciennes. Il démonte avec rigueur le discours de B.-H. Lévy. Je ne dirai pas qu’il le déconstruit, ne voulant pas abuser d’une notion - la déconstruction - que nous devons au travail de Jacques Derrida, et qu’on emploie ces temps-ci, dans le bavardage médiatique, à tort et à travers. Daniel Bensaïd se considère « comme un militant qui essaie de penser ce qu’il fait ». Militant de la gauche radicale que fustige B.-H. Lévy, il s’affirme clairement et fermement du côté de ceux qui cherchent à rendre possible la révolution, une révolution « qui nous presse de changer le monde avant qu’il nous écrase ». On comprend dès lors que les tenants de la gauche modérée, de la gauche centriste, de la gauche mélancolique, c’est-à-dire moderne, selon le socialiste Pierre Moscovici, « dépouillée de l’utopie révolutionnaire », veuillent en finir en la discréditant avec une gauche de gauche. On lui promet « le bûcher et l’enfer » en l’accusant de sept péchés capitaux. Et Daniel Bensaïd ne se contente pas de les énumérer. Il répond à BHL et consorts, argumente et défend sa cause avec intelligence, honnêtement et non sans un certain courage, on le verra.
1) Le premier péché de la « gauche non frelatée » est l’antilibéralisme. Mieux vaudrait dire pour plus de clarté, en effet, l’anticapitalisme. Et Bensaïd montre bien qu’antilibéralisme « désigne un large front du refus allant de la gauche révolutionnaire aux utopies néokeynésiennes, du pacifisme théologique à l’anti-impérialisme militant ». De toute façon, le libéralisme contemporain n’est jamais qu’une variante (…) de la logique du capital.
2) Le second péché est le nationalisme. La cause est entendue dit B.-H. Lévy. La gauche radicale « fut internationaliste, elle est devenue nationale ». À l’origine de ce discours le « non » au référendum dont BHL ne se console pas. Il mêle sans vergogne le « non » de gauche avec celui de Le Pen ou de Villiers. « Seule une Europe où des critères sociaux de convergences prendraient le pas sur les critères monétaires et économiques pourrait réconcilier les classes populaires avec le projet européen », écrit Bensaïd.
3) L’antiaméricanisme est le troisième péché. Bensaïd répond que « nous combattons un système, une logique, la bourgeoisie, sous quelque bannière qu’elle se présente, jamais un peuple en tant que tel ». Il a raison, à mon sens, de parler d’anti-impérialisme, qu’il soit écologique, financier et militaire et non d’antiaméricanisme. C’est à ce moment que pointe une des plus graves accusations de BHL pour qui l’antiaméricanisme est « une métaphore de l’antisémitisme ». N’est-ce pas Alexandre Adler qui situe la frontière des États-Unis sur le Jourdain et considère que la capitale du monde juif est New York ? Je laisse la parole à Bensaïd : « Cette manière subreptice de faire d’Israël un cinquante et unième État-Unis » d’Amérique n’est certainement pas un service rendu aux juifs d’Israël ni à ceux de la diaspora. Elle confirm!e hélas a contrario l’image de l’État d’Israël comme pointe avancée de l’impérialisme dans le monde arabe. »
4) Vient ensuite le quatrième péché, le fascislamisme, un bon concept selon son inventeur ! Après le péril rouge et le péril jaune, il y a « la marée verte de l’islamisme », affirme BHL. Que devrait dire ou faire, face à cette marée verte, une gauche non fasciste… » ! Fasciste ? Je ne savais pas qu’il existait une gauche fasciste… ! Mais puisque BHL le dit…
5) La tentation totalitaire, le cinquième péché, « conjurée dit BHL depuis la chute du mur de Berlin et la déconfiture du soviétisme », est encore à l’oeuvre dans l’extrême gauche. Mais, grâce à BHL et à la « nouvelle philosophie » nous voilà sortis d’affaire. Le maoïsme de ces messieurs n’était que le simple « rejet du seul modèle totalitaire qui ait eu, dans le demi-siècle écoulé, un poids historique », écrit BHL. À qui va-t-on faire accepter une argumentation aussi débile que mensongère ? La prétendue révolution antitotalitaire apparaît aujourd’hui, « trente ans après, au vu de ses résultats comme une contre-réforme libérale, ou comme une contre-révolution conservatrice.(…) Elle débouche sur un nouvel agencement du despotisme de marché et du despotisme tout court ».
6) Le sixième péché tient au culte de l’histoire. « Bien plus que le marxisme c’est l’histoire qui était notre cible. Ainsi BHL associe, dit Bensaïd, « le combat contre l’histoire à celui contre le marxisme. Contrairement à une idée (trop) répandue, Marx n’est pas un philosophe de l’histoire (…) mais l’un des premiers à avoir rompu catégoriquement avec les philosophies de l’histoire universelle : providence divine… ». Pas de conception religieuse de l’histoire. Souvenons-nous de Engels : « L’histoire ne fait rien. »
7) Le septième péché est le plus grave. Il a pour nom l’antisionisme. Il est mortel, on ne s’en relève pas - BHL et consorts assimilent l’antisionisme à un néo-antisémitisme. Il rabat, écrit Bensaïd, « une question politique et historique, le sionisme, sur une question raciale et théologique, l’antisémitisme ». Je ne peux rendre compte de l’un des plus importants chapitres du livre de Bensaïd. À lui seul il pourrait faire l’objet d’un article. Mais j’invite mon lecteur à le lire attentivement pour sa précision, son honnêteté et son courage. Cette question est au coeur de la tragédie contemporaine : « Les Palestiniens chassés de leurs terres et de leurs villages, les bombardés de Jénine, les emmurés de Gaza. »
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