"C'EST LE PAGEOT QUI COMPTE"
Car Céline a beau se plaindre de "bouffer du néant" en bord de Baltique, ses lettres le montrent surmené : affaires éditoriales d'avant-guerre à régler, textes à envoyer (extraits de Casse-Pipe à Paulhan, A l'agité du bocal en réponse aux attaques de Sartre), recherche d'éditeurs suisses ou belges pour rééditions, mais surtout, défense à organiser dans la perspective de son procès. Dans ces tâches, Paraz le soutient, lui communique des articles, le tient informé des rumeurs. Qualifié dans d'autres lettres de "brave garçon pas bien réveillé assez agaçant par sa manie de discutailler sur des points de bêtises", de "furieuse commère" ou de "bien gentil" mais "courageux", Paraz est parfois maladroit, trop empressé, gênant. Céline le rabroue alors et l'envoie bouler en l'appelant "grand benêt" !
Impossible de détailler ici l'ampleur des imbroglios, ragots et carambouilles en fusion auxquels Céline réagit dans ses célèbres rafales d'éructations. C'est un régal d'humour ravageur dont il faudrait presque tout citer. Il ne s'agit pas de "bonheurs d'expression", mais d'un incessant tourniquet à trouvailles où les pépites éclatent en geysers, rafales musicales d'une langue en rut : "Ils nous font chier avec l'argot on prend la langue qu'on peut on la tortille comme on peut elle jouit ou elle jouit pas... c'est le pageot qui compte, pas le dictionnaire ! Les mots ne sont rien s'ils ne sont pas notes d'une musique du tronc..."
D'ailleurs, suffisamment de temps ayant passé pour établir solidement son dossier et que nous sachions à quoi nous en tenir sur son cas idéologique, Céline passionne ici beaucoup moins par sa victimisation lassante, ses arguties douteuses, ses injures haineuses, que parce qu'il écrit de la littérature, de ses contemporains, du milieu littéraire. S'adressant à un autre écrivain, il se livre ici comme nulle part ailleurs sur son art, se définissant comme "lyrique comique" et poète - "c'est pas loin du vers mon tapin". Ses livres ? "Des grandes machines à voix et trompettes et tambours - avec ballets mêlés." Ce qu'il crée ? des "jardins d'harmonies". Ecrire ? "Du boulot d'âme." Ce qu'il est ? "Musicien du français", "langue royale" - il n'en démordra plus, et c'est magnifique : "Loin du "parler français" je meurs - il y a peu de Français ou semi-Français actuellement en France qui aient véritablement besoin du français ! musique."
Car il y a la langue qu'il forge, lui, "création vivante", et le français "raplati, mort" des traductions. D'où ses diatribes contre la littérature américaine qu'il trouve, de ce point de vue, complètement surestimée : "Les banlieusards veulent de l'américain, ne bandant qu'à l'américain... du moment que ça leur vient du Carthage atomique ! Ils avalent toutes les merdes pourvu qu'on leur présente en chewing-gums !" Lucidité prophétique de Céline ? C'est l'évidence. L'Histoire ? "On n'en sortira que robots", par insensibilité ("90% des individus ont des nerfs en zinc... réagissent plus guère qu'aux bombes..."). Les auteurs ? "Ne tiennent que par l'effet publicitaire... Après leur premier livre, ils s'éreintent à se survivre - mais au fond ils sont déjà morts pour le public..." Les éditeurs ? "On tire, on empoche et on s'en va ! Au suivant !" Le livre ? "Agonique... ce ne sont plus des livres, les romans actuels, ce sont des scénarios - le cinéma bouffe tout..."
Demeure la grâce de lire - Montluc, Tallemant des Réaux, Vauvenargues, Chamfort, Voltaire, Chateaubriand, etc. "Que je suis jaloux des classiques", s'exclame-t-il un jour. "Je travaille classique moi", déclare-t-il un autre. Son heure viendra et il le sait : "Ma vénération pour le Temps est absolue". Patek Philippe peut garder son platine, Céline fourbit ses lingots en Pléiade.
LETTRES À ALBERT PARAZ 1947-1957 de Céline. Nouvelle édition établie par
Jean-Paul Louis. Cahiers de la NRF, Gallimard, 560 p., 36,50 €.
(1) Voir L'Affaire Louis-Ferdinand Céline, de David Alliot, Horay, 2007 et Un autre Céline, d'Henri Godard, Textuel, 2008.
(2) Voir Lettres à Marie Canavaggia 1936-1960, Gallimard, 2007.
(3) Voir Ferdinand furieux (avec 313 lettres inédites de L-F. Céline), de Pierre Monnier, L'Age d'Homme, 1979.
A noter également la parution de Céline, d'Yves Buin, Gallimard, "Folio biographies" inédit, 468 p., 8,60 €.
Cécile Guilbert, Article paru dans l'édition du 05.06.09.
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Louis Ferdinand Auguste Destouches, plus connu sous son nom de plume Louis-Ferdinand Céline (prénom de sa grand-mère et l'un des prénoms de sa mère), généralement abrégé en Céline (1894 – 1961), est un médecin et écrivain français, le plus traduit et diffusé dans le monde parmi ceux du XXe siècle après Marcel Proust.
Sa pensée nihiliste est teintée d'accents héroïcomiques et épiques. Controversé en raison de ses pamphlets antisémites, il n'en demeure pas moins un des plus grands écrivains de la littérature française du XXe siècle. Il est le créateur d'un style qui traduit toute la difficulté d'une époque à être et à se dire et qui exprime sa haine du monde moderne. Il est aujourd'hui considéré comme l'un des plus grands prosateurs de son temps, aux côtés d'autres connaisseurs de l'absurdité humaine comme Jean-Paul Sartre, Albert Camus et Samuel Beckett[1].
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